CHAPITRE VI
Alaric d'Atvia avait l'air bien plus vieux que ses soixante et quelques années. Tremblant, les cheveux blancs, il n'était plus qu'un tas d'os assis dans un trône trop grand pour lui. Il ne lui restait que quelques dents. Ses yeux marron étaient voilés de cataracte. Malgré ses riches vêtements, il exhalait une odeur de pourriture.
— Ici ! dit le vieillard en tendant une main péremptoire.
Corin ne savait pas quoi dire face à cette ruine.
Il essaya de ne pas dévisager trop ouvertement le souverain. Il regarda ses pieds, souhaitant ardemment être n'importe où, sauf là où il était.
— Gisella m'a dit que tu étais mon petit-fils.
— Oui.
— Regarde-moi ! cria le vieillard d'une voix ténue. Que vois-tu ?
— Mon seigneur ?
— Ne me donne pas du « mon seigneur » ! Dis-moi ce que tu vois !
— Un vieil homme ! cria Corin. Un homme qui a tué sa cheysula, qui a détruit l'esprit de sa fille... Qui a couché avec une Ihlinie en échange d'un pouvoir transitoire !
— Je n'ai aucun pouvoir ! dit Alaric. Atvia ? Non. La sorcellerie ? Non. Le contrôle de mon corps et de mon esprit ? Non plus. Lillith m'a tout volé.
Corin ne s'était pas attendu à cela. Alaric avait toujours travaillé avec Lillith contre Homana.
— Vous récoltez ce que vous avez semé, dit-il.
— La graine de ma destruction a été plantée il y a plus de quarante ans, quand Lillith est arrivée à Atvia.
— Vous auriez dû la renvoyer.
— A cette époque, elle m'était utile. Je lui ai donné la liberté et le pouvoir. Elle ne m'a pas forcé. Nous luttions pour un objectif similaire. ( Il toussa, postillonnant autour de lui. ) Je lui ai même vendu ma fille.
— Maintenant, elle veut votre trône.
— Elle l'a déjà, sauf en titre. Elle ne veut plus régner à travers moi. Elle te veut, toi.
— Pensiez-vous que je lui céderais ? Je ne suis pas comme vous.
— Mais je suis en toi. Ne me dis pas que tu n'as aucune ambition, aucun désir de puissance ?
— Grand-père...
— Allons, ose me dire que tu ne désires pas le trône du Lion !
Corin le regarda, horrifié.
— Oui. Je sais ce que tu ressens. J'en ai rêvé, moi aussi. Il y a mieux au monde que ce misérable petit royaume d'Atvia. Il y a Homana.
— Vous me dégoûtez, dit Corin. Vous n'êtes qu'un vieillard puant la charogne. Atvia sera à moi à votre mort parce que je suis votre petit-fils, pas parce que j'en ai besoin...
— Mais c'est vrai... Tu le sais. ( Il se leva péniblement. ) Elle est en train de me vider pour guérir l'esprit embrumé de Gisella. Quand elle aura terminé, je serai mort. Puis elle s'en prendra à toi.
— Grand-père...
— Elle veut envoyer Gisella à Homana. Les gens se rendront compte qu'elle n'est pas folle, qu'elle a été sacrifiée à l'amour de Niall pour Deirdre d'Erinn. Il y a des lois à Homana. Ils obligeront Niall à la reprendre. Ils la feront reine, ignorant ce qu'elle est réellement. Ma fille... Ma pauvre petite à l'esprit dérangé.
— Vous ai-je bien compris, grand-père ? demanda Corin. Lillith se sert de vous pour rendre sa santé mentale à Gisella ?
Alaric se tapota le crâne.
— De jour en jour, ma tête se vide...
Le rire de Lillith résonna dans la pièce.
— Oui, vieil homme. Il ne te reste plus beaucoup de temps.
Corin se retourna. Lillith était debout dans l'entrée de la pièce.
Kiri se hérissa.
— C'est ce que tu voulais, vieillard, reprit Lillith. Que ta fille redevienne normale.
— Gisella, marmonna Alaric, des larmes coulant de ses yeux ravagés.
— Il me l'a demandé, fit-elle en se tournant vers Corin. Il m'a supplié de la guérir, afin qu'il voie la femme qu'elle serait devenue s'il n'avait pas détruit sa mère.
— Je connais l'histoire, dit Corin d'une voix rauque. Bronwyn avait pris sa forme-lir, un corbeau. Il lui a décoché une flèche.
— Il ignorait que c'était elle, précisa Lillith. Il ne savait pas que la chute rendrait folle sa fille, dont la naissance fut si rudement accélérée.
— Combien de temps cela durera-t-il ? demanda Corin.
Lillith haussa les épaules.
— Quand Alaric mourra, la santé mentale de Gisella périra avec lui. Elle redeviendra ce qu'elle a toujours été depuis sa naissance.
— Folle, dit Corin.
— La folie est en chacun de nous, souffla Lillith en s'approchant du trône.
Elle posa une main sur la tête du vieillard.
— Dans quelques jours, mon seigneur, vous ne connaîtrez plus la douleur. Je vous le promets.
— Sachant qu'elle redeviendra folle, vous l'envoyez à Homana ?
— Il me sera doux de perturber Niall.
Corin ne put en supporter davantage. Il sortit de la pièce, Kiri sur les talons.
— Bienvenue à Rondule, mon seigneur, fit la voix de Lillith derrière lui.
Corin quitta le château. Il se rendit au sommet du crâne du Dragon.
Il ferma les yeux et fit appel à la magie de la terre. Elle lui répondit. Il prit sa forme animale...
Ses yeux s'ouvrirent tout grands sous le choc.
La métamorphose ne lui avait jamais fait aussi mal. Peut-être était-ce la proximité de Lillith. Le changement était lent, bien trop lent, emplissant ses os de douleur.
Il tomba sur l'herbe, luttant contre la souffrance. Il sentit son estomac se rebeller. La métamorphose recommença, puis s'arrêta de nouveau. Il ne savait plus qui il était. Mi-homme, mi-animal, peut-être.
Il hurla puis entendit un étrange jappement faire écho à son cri. Ses mains griffaient spasmodiquement la terre. Il vit, à son poignet, le bracelet d'argent que Lillith lui avait imposé.
Ses muscles se nouèrent. Changèrent de forme. Se tordirent de nouveau.
Il perdit conscience.
Kiri.
Je suis là.
Corin sentit le museau de la renarde s'appuyer contre son cou.
Il était raide et endolori de partout. Comme si on avait étiré son corps dans tous les sens.
Etait-il redevenu humain, ou autre chose ?
Il ouvrit les yeux. Surpris, il découvrit la jeune fille.
Vêtue d'une robe de laine grise, elle était assise non loin de lui, un couteau à la main.
Il se sentait humain. Mais il ne pouvait pas en être sûr.
— Suis-je un homme ? demanda-t-il d'une voix rauque.
— Avec deux bras, deux jambes et une tête, dit la jeune fille. Pourquoi, pensiez-vous que vous ne l'étiez pas ?
— Il y avait un risque, répondit-il en soupirant.
Il s'assit lentement, examinant ses mains. Puis il toucha son visage.
— Qu'auriez-vous pu être d'autre ?
— Un renard, comme elle. Mâle, pas femelle.
La jeune fille l'observa. Elle était brune aux yeux marron, ni jolie ni ordinaire. Son visage lui semblait familier. Etrangement, il pensa à Aileen.
— Vous êtes cheysuli ?
— Oui. Kiri est mon lir.
Elle remit son couteau dans le fourreau qui pendait à sa ceinture.
— Je vous ai entendu hurler, dit-elle. Je suis venue voir ce qui se passait, et je vous ai trouvé là, par terre, recroquevillé comme un nouveau-né.
Elle posa une main sur son ventre ; le geste en dit long à Corin.
— Je n'ai rien vu qui pouvait vous causer une telle douleur. Il n'y avait que la renarde, qui essayait de vous protéger.
— J'ai tenté de prendre ma forme-lir, dit Corin. Quelque chose m'en a empêché. ( Il vit le regard inquiet de sa compagne. ) Je vous le jure, je ne vous veux aucun mal.
— Quelque chose semble vous vouloir du mal, à vous. ( Elle montra le bracelet. ) C'est l'œuvre de la sorcière.
— Vous n'aimez pas Lillith ?
— Je préfère vivre loin d'elle. Il y a une vieille tour non loin d'ici. Elle est à moi, maintenant. Voulez-vous y venir ? Je crois que vous auriez besoin de repos.
Corin se leva lentement. Jamais il n'avait été aussi ankylosé de sa vie.
Elle l'emmena dans sa tour. Située au bord de la falaise, elle donnait sur la mer. Il voyait Erinn au loin, ce qui le fit penser à Aileen.
L'intérieur du bâtiment était propre et clair. La jeune fille s'était installée une demeure originale, mais accueillante.
Elle lui servit du pain et du fromage, le tout arrosé de bière. Elle s'appelait Sidra, lui dit-elle. Elle avait une chèvre et quelques poulets, cultivait des légumes et fabriquait ses vêtement sur son métier à tisser.
— Vous vivez seule ? demanda-t-il, surpris.
— Oui, fit-elle en levant le menton.
— Pourquoi ? Vous n'avez pas de mari ? Personne pour vous protéger ?
— Je me protège moi-même.
— Avec quoi ? Ce couteau ?
— J'ai aussi une épée.
Il pensa à Keely, si fière de son indépendance et de son habileté aux armes.
— Sidra, demanda-t-il calmement, que me cachez-vous ?
Elle soupira.
— Personne ne me fera de mal, dit-elle. Pas en sachant qui je suis. Mon père prend soin que personne ne l'ignore.
— Pourquoi ?
Elle leva la tête et le regarda dans les yeux.
— Je suis la fille bâtarde d'Alaric.